Nous avons bien tort de sous-estimer la valeur des arts libéraux

7 septembre 2015
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Ce texte d’opinion a été publié dans le Globe and Mail le 7 septembre 2015.

par Alan Wildeman, recteur et vice-chancelier de la University of Windsor.

Qui aurait cru que les choses en arriveraient là? Partout dans le monde, les universitaires sont désormais contraints d’expliquer pourquoi ils attachent de l’importance à l’étude de l’Histoire, des langues, de la philosophie, de la psychologie, des arts créatifs et des autres disciplines qui forment ce que l’on appelle les arts libéraux – aussi appelés les sciences humaines. C’est comme si les maçons devaient justifier le recours au mortier, ou les plombiers l’emploi de tuyaux.

Tout le monde s’entend pour dire que les arts libéraux en sont à un carrefour déterminant. L’euphorie du siècle des Lumières (xviie et xviiie siècles) a été remplacée par la nervosité de notre xxie siècle, qui apparaît plutôt comme une ère de la Justification.

L’entichement de la société actuelle pour les gadgets et pour les applications, les affirmations selon lesquelles les jeunes peuvent parfaitement s’autoformer sur Internet et devenir des entrepreneurs avisés, ainsi que les médias sociaux qui donnent aux mensonges autant d’écho qu’aux vérités, ont engendré un terreau propice au discours de ceux qui sont convaincus qu’un diplôme en arts libéraux n’a aucune valeur.

Appelé aussi siècle de la Raison, le siècle des Lumières a été marqué par l’épanouissement de la littérature, par la progression de la diversité et des connaissances culturelles, littéraires et scientifiques, ainsi que par une sensibilisation accrue à celles-ci. L’ère de la Justification, en revanche, semble avoir pour principe de base qu’une chose n’a de valeur que si elle semble en avoir une selon les critères imposés du moment. Bien sûr, tout le monde convient que les dépenses publiques doivent être justifiées. Cela dit, tenter de justifier quoi que ce soit sans prendre en compte l’ensemble des données pertinentes pose problème.

Premièrement, n’en déplaise aux sceptiques, un diplôme en arts libéraux constitue un excellent investissement, économiquement parlant. L’Initiative de recherche sur les politiques d’éducation de l’Université d’Ottawa a publié cette année une analyse sur 13 ans des revenus annuels des étudiants ayant obtenu leur diplôme en 1998. Selon cette analyse, en 13 ans les revenus des diplômés en sciences humaines ont doublé pour atteindre 80 000 $, soit l’équivalent des revenus moyens des diplômés en mathématiques et en sciences.

Cette analyse fait toutefois apparaître une différence inquiétante entre les deux sexes : toutes disciplines confondues, les hommes gagnent de 15 à 20 pour cent de plus que les femmes. Ainsi, au cours des 13 années analysées, le revenu annuel moyen d’un homme titulaire d’un diplôme en sciences humaines était d’un peu plus de 80 000 $, alors que celui d’une femme titulaire d’un diplôme en génie ou en informatique n’était que de 75 000 $. Des différences aussi marquées entre les sexes méritent une recherche approfondie, une étude importante comme en font de plus en plus les chercheurs en sciences humaines de notre pays.

Les réseaux universitaires provinciaux compilent eux aussi des données relatives aux diplômés. En Ontario, le taux d’emploi deux ans après l’obtention du diplôme est d’environ 94 pour cent, toutes disciplines confondues, et d’environ 92 pour cent pour les diplômés en sciences humaines – sans prise en compte de ceux qui ont choisi d’entreprendre de nouvelles études postsecondaires dans un autre domaine. Au cours de leur vie, les diplômés des universités de l’Ontario gagnent en moyenne 1,1 million de dollars de plus que les diplômés des autres niveaux postsecondaires, et 1,5 million de dollars de plus que les diplômés du secondaire.

Deuxièmement, en tant que pays multiculturel, constitué à la fois d’autochtones et d’immigrants et actif sur la scène internationale, le Canada a besoin de citoyens qui étudient les différences entre humains, les comportements sociaux et les traditions culturelles. Il a besoin de citoyens qui appellent au respect des droits de la personne. Il a besoin de citoyens qui encouragent la création artistique et l’appréciation des arts. Les sciences humaines contribuent à la formation de tels citoyens et à l’étude de ce qui fait de nous des êtres humains.

Le Cross-Border Institute de la University of Windsor étudie les enjeux technologiques, juridiques et stratégiques liés au transit des personnes et des biens d’un pays à l’autre. Par ailleurs, les programmes de recherche et d’éducation de l’Université destinés à prévenir la violence envers les femmes abordent l’une des pires réalités auxquelles toute société est confrontée. Ces deux initiatives, qui portent sur des questions d’une importance cruciale pour l’avenir de notre pays, reposent en grande partie sur l’apport des sciences humaines.

Troisièmement, l’apparente crise liée à la remise en question de la valeur des arts libéraux doit être considérée dans une perspective de mondialisation. C’est un fait : les emplois dans les secteurs allant de la fabrication aux services continuent de migrer vers les pays où les coûts sont moindres. Cette tendance entraîne une réduction du prix des biens et services ainsi qu’un élargissement des marchés, mais accule les gens au chômage.

Ceux qui estiment que la meilleure solution au problème réside dans les programmes de science, de technologie, de génie et de mathématiques (STGM) ainsi que dans la multiplication des diplômés en métiers spécialisés oublient de prendre en compte une réalité : les arts libéraux visent d’abord et avant tout à favoriser la communication, l’écriture et la réflexion hors des sentiers battus. Il suffit de voyager en Asie de nos jours pour constater à quel point les programmes d’arts libéraux y sont populaires.

L’Université nationale de Singapour et l’Université Yale, par exemple, ont conclu un partenariat visant l’ouverture à Singapour d’un campus d’arts libéraux. En Chine, au Japon, en Corée du Sud et ailleurs, de nouveaux partenariats fondés sur les arts libéraux voient le jour. À l’échelle internationale, les arts libéraux sont de moins en moins considérés comme dépassés, et de plus en plus perçus comme essentiels. Notre monde a indéniablement besoin d’une expertise en STGM, mais une expertise en arts reste fondamentale. Un peu comme nos corps ont besoin non seulement d’artères et de veines, mais également de réseaux capillaires qui nourrissent chacune de ses cellules.

Nous avons bien tort de sous-estimer la valeur des arts libéraux. Dans son ouvrage de 1902 intitulé Human Nature and the Social Order, le sociologue Charles Cooley évoquait pour la première fois le concept d’« image de soi », selon lequel l’être humain n’acquiert une image de lui-même que par ses relations sociales et par ce que les autres pensent de lui. Cooley serait sans doute intrigué par la dépendance de ses pairs à leurs téléphones mobiles, y voyant la confirmation de la réalité de son concept. Les humains sont en effet des créatures sociales.

Jamais un diplôme en arts libéraux axé sur l’ensemble du spectre de l’entreprise humaine n’a été plus nécessaire qu’aujourd’hui. Les données et les faits attestent de son importance. Un diplôme en arts libéraux est l’un des meilleurs investissements que la société puisse faire pour garantir l’élargissement de notre réflexion sur nous-mêmes et pour faire en sorte que, en cette ère de la Justification, nous n’oubliions pas l’importance de la réflexion et de la raison.

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Catégorie :  Coop et stages

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